Né vers l’an 490 de notre ère dans la ville de Philadelphie, Jean le Lydien avait beaucoup à dire sur la corruption romaine et les fonctionnaires. Son livre, Sur les Magistratures de l’État romain, donne un aperçu de l’usine de saucisses qui était la bureaucratie antique tardive. Bien que vivant à Constantinople à l’époque, il a abordé une histoire de sa ville natale (3.59):
« Un certain Pétrone de ma Philadelphie, un homme digne de comptes et distingué pour la propriété familiale et l’apprentissagewas était le possesseur de pierres précieuses de ses ancêtres qui étaient nombreuses et en même temps tenues à la vue des particuliers en raison de leur beauté et de leur taille. Le Cyclope l’a fait saisir et a fait mettre des fers autour de lui et a procédé à son flagellation » (trans. Maas 1992, 6).
Comme Jean le Lydien, rhétoricien et orateur du fourth siècle Libanius (Ep. 15, Ou. 62.65) ont également fréquemment utilisé les Cyclopes, les géants et les bergers de Sicile sans lois ni institutions, comme représentation de la sauvagerie et de l’agression. Comme l’illustrent ces deux auteurs, les hommes savants ont continué à lire leur Homère dans l’Antiquité tardive et à l’utiliser dans les discours et les lettres afin d’illustrer et de faire connaître leur éducation classique. Cette affirmation ne repose pas seulement sur des textes littéraires qui font allusion aux œuvres du poète, elle est également attestée par des papyrus survivants. Ces papyrus favorisent Homère plus que tout autre écrivain. Les papyrus homériques qui subsistent sont abondants et datent du IIIe siècle avant notre ère au VIIe siècle de notre ère (Homer Multitext Project Blog), et soutiennent la prévalence de la lecture homérique dans l’Antiquité tardive. D’autres auteurs, tels que Thucydide, Ménandre, Euripide, Virgile et Terrence ont également prévalu, mais aucun n’est en concurrence (en termes de fragments de papyrus) avec Homère.
Un autre endroit possible auquel on pourrait penser pour voir l’influence d’Homère dans l’Antiquité tardive est la culture matérielle. Un certain nombre de mosaïques du haut empire au dernier empire, par exemple, représentent Polyphème. Un bel exemple vient de Cordoue en Espagne et est daté du deuxième siècle de notre ère. Il représente Polyphème avec Galateia, une des Néréides courtisée par les talents de musicien de Polyphème et ses laits et fromages artisanaux (on devine qu’il s’agissait probablement de fromages de brebis, comme disons un bon Pecorino?).
Un trait notable de beaucoup de ces représentations de Polyphème le Cyclope est qu’il a trois yeux. Qu’est-ce qui explique cette déviation apparente du monstre borgne d’Homère? Après quelques bavardages sur Twitter entre Paul Dilley, Dorothy King et Richard Flower, un certain nombre de théories ont été émises: cela représentait-il des idées de la trinité? Contact avec les religions du Proche-Orient ? Une erreur de la part du mosaïste ? Après quelques lectures sur la question, je poserais qu’il est probable que l’histoire de Polyphème et des Cyclopes ne s’inspire pas seulement d’Homère et de l’Odyssée. Il existait en effet une forte tradition orale au sein de la Méditerranée entourant ces créatures mythiques qui leur donnait parfois trois yeux plutôt qu’un seul.
Comme le prétend Andrew Alwine dans son article sur le Cyclope non homérique, « Dans le cas de la Cyclopée en particulier, les preuves iconographiques ne s’appuient pour la plupart pas sur la version homérique. Plutôt que de considérer les épopées homériques comme la source dont dérivent toutes les autres épopées, nous pouvons envisager un stock massif de matériel de narration sur lequel toutes les épopées connues ont puisé. « (GRBS 29, 324) Je dois dire que la lecture de cet article a complètement révisé la façon dont je pensais d’Homère dans l’empire ultérieur. Même les penseurs littéraires qui ont lu Homère et d’autres auteurs qui ont écrit sur les Cyclopes, tels qu’Euripide et Virgile, n’ont pas pu exclure les traditions orales concurrentes, semble-t-il. L’écrivain du vie siècle de notre ère John Malalas a soutenu que le Cyclope d’Euripide avait en fait trois yeux (Il s’est trompé; le Chœur a noté qu’il avait un œil).
Lorsqu’on pense à l’histoire des Cyclopes, il faut alors imaginer un tas de mythes concurrents entourant les géants et en particulier Polyphème, plutôt que de se concentrer sur Homère comme récit singulier. Ainsi Virgile ajoute au mythe avec son propre récit dans l’Énéide (VIII.416-420):
Insula Sicanium iuxta latus Aeoliamque
erigitur Liparen, fumantibus ardua saxis,
quam subter specus et Cyclopum exesa caminis
antra Aetnaea tonant validique incudibus ictus
auditi referunt gemitus striduntque cavernis
Entre Les côtes de Sicile et Lipare,
s’élevaient haut sur des rochers fumants; et, au fond,
Dans des grottes creuses, les feux d’Aetna brillent.
Les Cyclopes traitent ici leurs lourds marteaux;
Coups forts et sifflements d’acier tourmenté
(trans. Dryden via Persée).
À en juger par diverses références littéraires et matérielles, il semble qu’il y ait eu un ou des contes circulant à la fois en Occident et en Orient selon lesquels les Cyclopes avaient trois yeux plutôt qu’un. La mosaïque de Thugga semble les représenter avec deux yeux, bien qu’il soit difficile pour moi de le dire à partir des images. Tout cela pour dire que tout comme aujourd’hui, la mémoire et la tradition sont souvent formées d’un certain nombre de récits concurrents plutôt que d’un seul. Il est en effet vrai qu’Homère a été largement lu dans le dernier empire et était en fait une lecture précoce à l’école, mais cela ne signifie pas qu’il n’y avait pas d’autres contes des Cyclopes qui ont influencé les mosaïstes, les fresquistes et les écrivains. L’art est souvent un mélange de récits et influence à la fois l’oral et l’écrit. Comme l’exemple de Jean le Lydien, le Cyclope pouvait représenter bien plus qu’un simple personnage homérique et était manipulé dans l’art comme il l’était dans la tradition littéraire. Notamment, même avec 1, 2 ou 3 yeux, Polyphème semble être resté reconnaissable au spectateur.